Cher Thom Sank, tu sais mieux que moi qu'il y a un temps pour tout: un temps pour garder le silence et un temps pour parler car ainsi parlait l'Ecclésiaste. Le temps est venu pour moi non pas de parler de toi comme à l'accoutumée mais de parler à toi. Je tiens à t'entretenir brièvement de ce qu'il est advenu de ton pays le Burkina Faso depuis ta disparition tragique le 15 octobre 1987. Je vais tenter de le faire sans que cela ne prenne l'allure d'une "si longue lettre" même si je te sais passionné de littérature.
Selon ton biographe Bruno Jaffré, ta disparition a été occasionnée par l’alliance entre les pseudo-gauchistes qui t’avaient taxé de déviationniste et ton "frère et ami" Blaise Compaoré, rongé par une ambition démesurée et manipulé par les réseaux de la Françafrique. Et une fois au pouvoir, les chantres de la rectification sont très vite devenus de bons petits libéraux retranchés au cœur d'un régime autocratique prévaricateur.
Tu as su bien le traduire dans l’hebdomadaire Révolution du 2 décembre 1983 : " Ceux qui sont les ennemis du peuple préfèrent s’appuyer sur une armée, donc sur un groupe d’hommes de la société qui consolide leur régime, leur pouvoir."
Cette engeance t'a ôté la vie et a assassiné bien d'autres par la suite tel un certain Norbert Zongo, valeureux journaliste avec lequel tu aurais apprecié tenir une conversation. Cette engeance a demontré jusqu'à l'absurde que: "sans formation politique patriotique, un militaire n’est qu’un criminel en puissance."
Mais il est certain que ces malfaiteurs aux ordres de Compaoré n'étaient que le bras armé d'un système neo colonial que tu n'as eu de cesse de dénoncer et de combattre; Système qui jusqu'à présent perdure et contrôle nos pays à travers le franc CFA notamment.
Ton "frère et ami" Compaoré a passé 27 longues années au pouvoir caractérisées par une gouvernance gabégique et clanique qui a maintenu le Burkina Faso dans la misère, le sous-développement et l’absence de perspectives viables pour les masses laborieuses.
Compaoré en digne représentant des illusionnistes politiques a mis tout le monde ou presque dans sa poche : la hiérarchie militaire, la chefferie coutumière, les leaders religieux, les hommes d'affaires, les responsables syndicaux, les hommes politiques, les intellectuels, les artistes ... Peu de gens pour émettre la moindre critique sur la gouvernance "compaorose". Ceux qui osaient parler se révélaient peu audibles ... quand on les laissait parler. Comble de l'iniquité, Hyacinthe Kafando, un membre du commando qu'on a envoyé vous massacrer a siégé à l'Assemblée Nationale en tant que député.
L'Ecclésiaste l'a dit, il y a un temps pour tout : un temps pour naître et un temps pour mourir.
Le temps faisant, Compaoré avait perdu peu à peu la capacité de percevoir la sourde et persistance clameur du peuple désenchanté et éreinté par les privations quotidiennes.
Alors que l'on attendait de lui qu'il tire sa révérence en 2015 par égard pour les termes de la constitution, il décida de s'éterniser au pouvoir.
En retour, le peule s'insurgea. Là où la plupart d'entre nous n'exigeait que le respect de la constitution, une fin de règne en 2015 et l'organisation d'élections avec toutes les forces politiques en présence, nous avons obtenu contre toute attente le départ précipité du commanditaire de ton assassinat. Toi, Thom Sank, tu fus le père sprituel de ce mouvement, de cette campagne d'actions citoyennes pacifiques mais déterminées qui a abouti le 31 octobre 2014.
« Blaise Compaoré a laissé derrière lui un peuple d’affamés, une jeunesse culturellement déboussolée, une justice du plus fort, du plus riche avec des juges et des avocats immoraux et incompétents, une castes de milliardaires enrichis par les faux marchés publics, une médecine qui rend malade, une école qui rend bête, un chômage endémique qui accule nos bras et cerveaux valides à la drogue, au banditisme et à l’exil ». Voici le bilan posé par Laurent BADO, un universitaire et homme politique quelque peu excentrique et qui n'a pas la langue dans sa poche. Je te notifie ses propos parce qu'il clame sur tous les toits avoir été ton maitre à penser. Ne t'en offusque pas et comme les jeunes d'aujourd'hui aiment à le dire "Allons Seulement".
Il y a un temps pour abattre et un temps pour bâtir ; un temps pour aimer et un temps pour haïr ...
La chute du régime Compaoré constituait une formidable opportunité pour refonder une société plus juste et intègre dans un État de droit démocratique. Alors, ivres de joie, nous avons exulté et célébré l'exploit inespéré car ignorants des sombres manœuvres qui s'orchestraient à notre insu.
La transition s'est mise en place avec comme président Michel Kafando, un diplomate qui a servi fidèlement Blaise Compaoré une quinzaine d’années durant au poste de représentant permanent du Burkina aux Nations unies. Il se raconte que tu as eu quelques accrocs avec lui en raison de son peu d'enthousiasme à se défaire de ses habitudes bourgeoises qui n'avaient pas droit de cité sous la chère révolution démocratique et populaire.
Soumane Touré que tu connais bien, le syndicaliste "malcauseur" qui avait engagé une guerre ouverte contre ton CNR a du reste interpelé durement Kafando en ses termes : « Excellence M. le Président transitoire du Faso, croyez-vous pouvoir porter avec fierté votre titre de Président du Faso du fait d’avoir été habillé de la quincaillerie y afférente par le grand frère Mamadou Djerma? Ne vous y fiez pas. Il a par le passé décoré des criminels et des repris de justice sans état d’âme parce que, fatigué comme il est, il décore tout ce qu’on lui présente.»
Difficile à croire mais Michel Kafando le "réactionnaire", lors de son discours d’investiture a fait d'office l’annonce de sa volonté de confier au gouvernement la tâche d’identifier ton "corps" afin d’accélérer l’enquête. Le 27 mai 2015, ton épouse Mariam Sankara est allée lui dire merci pour avoir fait montre d'une «volonté manifeste» de faire avancer le "dossier Thomas Sankara."
Cependant "les forces du mal" (selon le langage manichéen auquel Kafando nous a habitué sous la transition) ne sommeillaient pas non plus. Pour tout dire, le CNEC que vous aviez utilisé le 4 août 1983 pour renverser le régime de Jean Baptiste Ouédraogo et qui a été par la suite confisqué par Blaise Compaoré pour te renverser en 1987 s'est mué en 1995 en RSP, une milice surarmée de plus d'un millier d'hommes tenus en laisse par le sous-lieutenant et bras droit de Compaoré, Gilbert Diendéré aujourd'hui devenu général.
Diendéré et son RSP ont pris la transition en otage dès le début en y infiltrant un de leurs, le lieutenant colonel Zida et ensuite en le combattant farouchement pour s'être affranchi de leur tutelle.
La situation paraissait inextricable, les liaisons dangereuses étaient plus que jamais à l'œuvre. Blaise Compaoré avait été exfiltré en Côte d’Ivoire rejoignant son épouse Chantal dont tu te méfiais à juste raison parce qu'elle était une protégée d’Houphouët Boigny. Blaise a été mis en lieu sûr pas seulement pour services rendus en tant que pilier de la Françafrique mais aussi parce qu'il a fortement contribué à l’accession au pouvoir en Côte d'Ivoire d'un certain Alassane Ouattara, autrefois détenteur du passeport voltaïque.
Ah oui, au fait! Après la mort d'Houphouët Boigny en 1993, il y a eu des coups d'Etats en Côte d'Ivoire, il y a même eu une rébellion lancée depuis le Burkina pour déstabiliser le pouvoir du président Laurent Gbagbo, un ancien refugié politique dans notre pays lui aussi détenteur du passeport voltaïque. Ce dernier a été sorti de force de son palais après une crise post électorale qui a dégénéré en guerre civile. Bref.
Beaucoup de dirigeants étrangers souhaitant renvoyer l'ascendeur à Compaoré confronté à un exil forcé et humiliant ont été complaisants envers le RSP de Diendéré. Le 16 septembre 2015, cette garde prétorienne est passée à l'action en fomentant un coup d'Etat militaire. Heureusement que le peuple veillait jalousement sur les acquis de l'insurrection populaire. Cette grave erreur d'appréciation de la part des putschistes a entrainé la dissolution expresse de la milice et l'arrestation de Gilbert Diendéré.
"Hélas pour eux, notre peuple voulait le changement, nos concitoyens avaient soif de dignité, nos jeunes rêvent d'un monde débarrassé des injustices. Et c'est pourquoi Dieu n'a pas permis à ces forces obscures de triompher."Ces propos sont de Cheriff Sy, le président du Conseil national de la transition à la clôture de la session parlementaire le 28 décembre 2015. Oui, Sy, le fils du général Baba Sy qui t'a envoyé à Pô pour prendre le commandement du CNEC. Cheriff a été sous la transition un réformateur intraitable qui s'est largement inspiré de tes idées. Il s'est également investi avec une rare abnégation dans la résistance citoyenne contre les putschistes du RSP en s'autoproclamant président du Faso pendant la période qu'a duré la prise en otage de Kafando.
Il y a un temps pour la guerre et un temps pour la paix ; Il y a un temps pour tuer et un temps pour guérir ;
Sous la transition, le Burkina Faso a tenté de guérir, de se débarrasser de ses parties gangrenées et de s'engager sur les voies du renouveau exaltées par la commission de la réconciliation nationale et des reformes.
Un nouveau code électoral a écarté toutes les personnes ayant soutenu obstinément le projet de pouvoir à vie de Compaoré. Désormais les candidatures indépendantes sont autorisées aux élections. La transition a rendu possible une loi anti corruption, un nouveau code minier plus favorable aux collectivités locales, une réglementation du bail locatif, une suite judiciaires aux fraudes dans les concours, la démilitarisation du pouvoir ...
Pêle-mêle, la réserve de chasse de Pama n'est plus la propriété privée de la famille Compaoré, des hommes d'affaires prospères et des hommes politiques influents et jadis intouchables sont incarcérés, la Haute cour de justice chargée de juger le président du Faso et les membres du gouvernement a été installée, le dossier judicaire de Norbert Zongo a été rouvert, un mandat d’arrêt international a été émis contre Blaise Compaoré, le conseil supérieur de la magistrature n'est plus sous le contrôle de l'exécutif .
On a même donné ton nom au camp militaire de Pô....
«La justice burkinabè a été déverrouillée sous la Transition parce que c’était un système judiciaire bloqué sous l’emprise des politiques » a déclaré la ministre de la Justice Joséphine Ouédraogo à l’occasion du dernier conseil des ministres du gouvernement de la Transition. Oui, c'est bien elle, Joséphine ta ministre de l'essor familial et de la solidarité de 1984 à 1987.
"Oui. Les autorités de la transition ont beaucoup travaillé. Ça, vraiment, je le reconnais! Ils ont fait beaucoup avancer le dossier! Que ce soit le président de la transition, que ce soit le Premier-ministre, ce sont eux qui ont commencé, de toute façon. Ce sont eux qui ont permis l’ouverture de ce dossier et donc la justice indépendante aussi, ce sont eux aussi. Et je les félicite. Et la population burkinabè qui a beaucoup travaillé aussi pour ça. Parce que toute la population insurgée s’est mobilisée." a affirmé ton épouse Mariam Sankara sur RFI le 22 décembre 2015.
En effet, il y a un temps pour lancer des pierres et un temps pour ramasser des pierres.
Après l'insurrection et la résistance contre le putsch, la baraka, une fois de plus, a accompagné le Burkina pour des élections paisibles, transparentes avec des résultats acceptées de tous.
Mariam avait appelé à l'occasion les burkinabè à une "insurrection électorale" pour ces élections couplées présidentielles et législatives marquant la fin de la transition. Il semble qu'elle n'a pas été entendue ou comprise, c'est selon.
Contre toute attente, Benewendé Sankara, homme politique se réclamant de l' idéal sankarariste, opposant farouche de Compaoré et en dépit du soutien affiché de Mariam n'a bénéficié que de 86 392 voix! A peine 3 stades du 4 août rempli de monde!
Et devine qui a été élu président au premier tour? Roch Marc Christian Kaboré. Oui, le fils de Bila Charles Kaboré, vice-gouverneur de la BCEAO et ton collaborateur direct en tant que conseiller technique, puis secrétaire général à la présidence du Faso de mars à décembre 1984.
Dans son discours d'investiture le nouveau président qui a été tour à tour ministre, premier ministre et président de l'assemblée nationale sous Blaise Compaoré a rappelé que sa "victoire du 29 novembre 2015, n’est pas seulement la victoire d’un candidat ou d’un parti mais celle de tout un peuple insurgé. ... la victoire d’une jeunesse burkinabè et africaine à jamais révoltée contre l’obscurantisme et l’oppression. ... la victoire de la liberté sur l’arbitraire ... la victoire de la démocratie sur la dictature, contre l’oligarchie d’une minorité et l’opacité dans la gouvernance ..."
Kassoum Kambou, le président du Conseil constitutionnel, qui a été de 1983 à 1984 membre du tribunal populaire de la révolution (TPR) l’a bien rappelé à Roch marc Kaboré : « Vous cessez d’être le chef partisan pour devenir le Président de tous les Burkinabè ... Dans l’exercice de vos fonctions, vous incarnerez désormais la Nation toute entière et ses valeurs. Ayez toujours à l’esprit les intérêts du peuple burkinabè… »
Si le paysage politique burkinabè a connu une reconfiguration implacable consécutive à l'insurrection populaire, la classe politique elle n'a pas fondamentalement changé. Les mêmes anciens amis, les mêmes anciens ennemis, les mêmes idéologues qui finiront sans doute un jour par croire et à œuvrer pour la démocratie véritable. Le sankarariste Bénéwendé et le "tierceriste" Laurent Bado ont décidé de s'allier aux anciens camarades de route de Blaise Compaoré dont l'un des plus sulfureux (il revendique avoir diner avec le diable) vient de prendre les rênes de l'Assemblée Nationale post transition. Il se nomme Salif Diallo, il fut naguère assistant au cabinet de ton ministre de la Justice Blaise Compaoré.
« En politique une absurdité n'est pas un obstacle » avait décrété Napoléon Bonaparte.
Et comme ne l'a pas écrit l'ecclésiaste, il y a un temps pour la lutte et un temps pour la soupe; un temps pour les combattants et un temps pour les opportunistes ...
Que de frustrations personnelles. Que d'égoïsme. Que de quêtes corporatistes, sectaires ou idéologiques dérisoires. Que de débats stériles, de dénigrements et d'insultes gratuits sur les réseaux sociaux. Une transition aux relents nauséabonds mais au moins, nous avons vécu une époque formidable. Les Burkinabè ont eu le temps de rêver, d'espérer et de se désillusionner avec une fréquence folle ces 15 derniers mois. L'Afrique, retenant son souffle, a eu les yeux rivés sur nous et nous avions l'obligation de résultat.
Thom Sank, l'Afrique a été admirative de ce que nous avons accompli. Et ce que nous avons accompli n'aurait pas été possible sans tes enseignements, sans ta pédagogie révolutionnaire.
Nous avons cessé d'être lâches parce que nous avons décidé d'être braves.
Nous revenons de loin, alors en attendant, célébrons ... Car il y a un temps pour pleurer et un temps pour rire ; Un temps pour se lamenter et un temps pour danser ... Ainsi parlait l'ecclésiaste.
Bien écrit, merci pour l'histoire.
RépondreSupprimerJ'ajouterais également ces propos de l'Ecclesiaste tout est vanite et poursuite du vent Ce qui est a déja été et ce qui sera a déja été,et Dieu ramène ce qui est passé....
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